Franz Kafka (1883 – 1924) est un auteur Pragois de langue allemande (une façon détournée de le situer car sa nationalité pose problème : Prague fait partie de l’Autriche-Hongrie à sa naissance ; mais cette région, la Bohème, est aujourd’hui une partie de la République Tchèque, elle même née de la Tchécoslovaquie créée en 1918).
Kafka est l’auteur, entre autres de :
- La Métamorphose
- La Colonie pénitentiaire
- Le Procès
- Le Château
Son oeuvre, marquée par l’absence d’espoir et l’absurdité, a donné naissance à l’adjectif « kafkaïen ».
Quelques citations qui ne peuvent que parler aux lecteurs que nous sommes :
« Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? (…)
Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ; voilà ce que je crois. »
« On tente d’emprisonner la vie dans un livre, comme un oiseau chanteur dans une cage, mais en vain. »
Edition de référence :
Suite à la première intervention de Lombard, ci-dessous, qui a l’air de bien connaître l’auteur, la Pléiade est notée comme l’édition de référence. Deux éditions sont disponibles. Je renvoie au commentaire de Lombard pour qui voudrait choisir entre les deux. Les références ci-dessous sont de lui et je l’en remercie :
- La Pléiade, Oeuvres complètes
1/ Ancienne édition sous la direction de Claude David
4 volumes (1976 à 1989).
Tome 1 : L’Amérique [L’Oublié] – Le Procès – Le Château.
Tome 2 : Récits et fragments narratifs : Description d’un combat (1re et 2e versions) – Préparatifs de noce à la campagne (1re et 2e versions) – Les Aéroplanes à Brescia – Le Premier grand voyage en chemin de fer (Prague-Zurich) – Le Verdict – La Métamorphose – À la colonie pénitentiaire – Le Maître d’école de village [La Taupe géante] – Un Célibataire entre deux âges – Un Médecin de campagne – [Lors de la construction de la muraille de Chine] – [Les Recherches d’un chien] – Le Terrier – Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris – Etc. – Fragments de Journal – Fragments non datés.
Tome 3 : Journaux (1909-1924) – Lettres à sa famille et à ses amis – Extraits des feuillets de conversation.
Tome 4 : Lettres à Felice – Lettre à son père – Lettres à Milena – Articles et allocutions, textes professionnels.
Entre 51 et 59 € par volume.
2/ Nouvelle édition des tomes 1 et 2 sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre
2 volumes (2018)
Tome 1 : Nouvelles et récits. Nouvelles et récits publiés par Kafka : Observation – La Sentence – La Métamorphose – Dans la colonie pénitentiaire – Un Médecin de campagne – Un virtuose de la faim. Récits et fragments posthumes extraits du Journal. Autres récits et fragments posthumes : Préparatifs de noce à la campagne – Description d’un combat – L’instituteur de village – Blumfeld, un célibataire plus très jeune – En construisant la muraille de Chine – Le Chasseur Gracchus – Recherches d’un chien – Le Terrier
Tome 2 : Romans. Le Disparu [Amerika] – Le Procès – Le Château
A vous de jouer maintenant !
Pour mémoire, l’édition citée est suivie de la mention [par défaut] qui apparaît s’il n’y a pas encore eu de discussion sur le sujet.
En commentaires, libre à vous de :
- discuter des mérites et défauts des différentes éditions
- de la place de l’auteur ou de l’oeuvre dans la culture de son temps
- de l’importance de l’auteur ou de l’oeuvre pour un lecteur contemporain
- de ce qu’il représente pour vous
- des livres ou autres sources très recommandables pour comprendre l’auteur / l’oeuvre / son influence
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Le Château de Franz Kafka à La Pléiade : faut-il préférer l’ancienne ou la nouvelle version ?
Je termine ma énième relecture d’un des chefs d’œuvre de Franz Kafka, Le Château, dans la nouvelle édition en Pléiade, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Tout le monde connaît plus ou moins la saga des romans de Kafka dont aucun n’est publié de son vivant : contrairement aux volontés de Kafka qui voulait que ses inédits (c’est-à-dire l’essentiel de son œuvre !) soient détruits, son ami Max Brod conserve les manuscrits, les assemble comme il peut et publie en premier lieu les trois grands romans, non sans faire des impasses et des choix, allant même jusqu’à modifier ça et là la ponctuation et réécrire certains passages, notamment parce qu’il considère que Kafka utilise un vocabulaire un peu trop « régional ». Dans les années 30 il sauvera les manuscrits d’une probable destruction en les emportant avec lui lors de son exil en Palestine.
L’histoire littéraire retiendra que Brod a sauvé l’œuvre de son ami et l’a fait connaître au monde entier. Kafka est désormais considéré comme l’un des plus grands écrivains de la littérature universelle.
Le Château est publié pour la première fois en 1926. Comme les autres romans, il connaîtra de nombreuses rééditions, pour la plupart contenant des modifications, jusqu’à la version « définitive » de 1982 (remaniée en 2013) assemblée par des spécialistes de Kafka qui ont eu accès à l’ensemble des manuscrits disponibles.
Pour les éditions françaises, la première traduction du Château, parue chez Gallimard, est effectuée en 1938 par Alexandre Vialatte qui se passionne pour Kafka et qui a déjà traduit plusieurs de ses œuvres dès les années 20. De nombreuses autres traductions verront le jour, notamment celles de Bernard Lortholary (Flammarion 1984) et d’Axel Nesme (Le Livre de poche 1984) parfois citées comme les préférées des amateurs, ou encore celle de Georges-Arthur Goldschmidt (Presse Pocket 1984). Mais aucune n’égalera semble-t-il celle de Vialatte, malgré toutes les imperfections qu’on a pu reprocher à cette première traduction. Il faut dire que parmi les principaux reproches que l’on adresse aux autres traductions, il y a la suppression ou pour le moins la minimisation des répétitions pour « améliorer » le style de Kafka (!).
Lorsque Gallimard publie l’œuvre en Pléiade en 1976, l’éditeur n’obtient pas des ayants droit le feu vert pour modifier la traduction de Vialatte ; mais comme celle-ci fait autorité, Gallimard décide de la publier tout de même et confie au directeur d’édition Claude David et à ses collaborateurs la difficile tâche d’insérer dans les « Notes et variantes » toutes les rectifications qui s’imposent ainsi que les ajouts correspondant aux extraits de manuscrits retrouvés depuis les années 20. D’où des « Notes et variantes » colossales, certes passionnantes mais qui rendent la lecture un peu hachée : Claude David a même tenté une reconstitution chronologique des manuscrits, mais cette interprétation personnelle reste discutée.
La nouvelle édition en Pléiade paraît en 2018, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre qui reprend de zéro la traduction. On a à peu près tout écrit sur cette nouvelle mouture. Il faut lui reconnaître des qualités : relative fluidité de lecture et prise en compte de la dernière édition de l’œuvre dans sa langue d’origine (1982 et mise à jour de 2013) – donc avec, pour la première fois, tous les passages inédits dans les versions précédentes. En revanche – et là ce n’est que mon point de vue – il y a aussi quelques lourdeurs, quelques incohérences (certes pardonnables tant on sait combien Kafka est difficile à traduire) et, cerise sur le gâteau, quelques coquilles dans la première édition. J’ai comparé de nombreux passages dans les deux éditions et je n’ai pas pu trancher en faveur de cette nouvelle édition dont j’attendais tant.
Deux points forts tout de même pour la nouvelle édition :
– La publication dans les « Notes et variantes » des longs extraits biffés dans les manuscrits de Kafka. On peut ainsi se faire sa propre idée sur les variations possibles qu’aurait pu connaître l’histoire. Ces extraits, bien que publiés ça et là dans des revues érudites ne figuraient pas de façon aussi complète dans la première édition de Claude David.
– Une très longue introduction, bien écrite et fort documentée, qui constitue une biographie de Kafka suffisante pour l’amateur exigeant (le chercheur ou l’universitaire ayant à leur disposition des dizaines d’autres ouvrages plus complets)
Alors que faut-il en conclure : ancienne ou nouvelle version ? Les érudits préféreront celle de 1976, les lecteurs débutants ou désireux de découvrir Kafka, ainsi que les curieux d’« inédits » pourront sans honte lire la nouvelle édition de 2018. Et pour les lecteurs sérieux et les amateurs ou passionnés de Kafka, je ne saurais trop conseiller… d’acquérir les deux éditions – et dans tous les cas de surtout ne pas se défaire de l’ancienne édition. On trouve en ce moment chez les marchands d’occasion pléthore de volumes de l’ancienne édition à vil prix : pour ceux qui ne la possèdent pas encore, c’est même le moment de faire une affaire…
Parmi les innombrables textes consacrés aux traductions de Kafka, je voulais enfin signaler deux liens :
https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/1992-v5-n2-ttr1477/037121ar.pdf : « Kafka pluriel, réécritures et traductions » de Monique Moser Verrey de l’Université de Laval
et https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/10/23/kafka-lefebvre-goldschmidt/ un entretien avec Jean-Pierre Lefebvre et Georges-Arthur Goldschmidt sorti à l’occasion de la parution de la nouvelle édition en Pléiade.
Enfin, pour les acharnés et les fans hard-core dont je suis, parmi les nombreuses « lectures » possibles du Château, je signale l’existence de l’ouvrage de Jean-Louis Bandet sur Le Château paru en 2003 aux éditions du Temps, dans la collection Lecture d’une œuvre.
PETITE CHRONIQUE SUBJECTIVE DES « NOUVELLES ET RÉCITS » DE KAFKA DANS LA NOUVELLE ÉDITION EN PLÉIADE PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-PIERRE LEFEBVRE.
Ce volume porte le numéro 264 de la collection, c’est-à-dire qu’il reprend celui consacré aux « Romans » de Kafka dans l’ancienne édition de Claude David. En réalité, il s’agit de la nouvelle édition du « Récits de fragments narratifs », dans une toute nouvelle traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Isabelle Kalinowski, Stéphane Pernel et Bernard Lortholaby – dont la traduction du Château qui date de 1996 est encore très estimée.
Le parti pris de Jean-Pierre Lefebvre est non seulement de rassembler toutes les nouvelles publiées dans la presse ou en recueils du vivant de Kafka à l’initiative de Max Brod, mais aussi tous les fragments narratifs issus soit du Journal, soit des cahiers, soit même de feuillets isolés, le tout constituant l’intégralité des écrits de Kafka connus à ce jour, hors les trois romans qui font l’objet d’une publication distincte dans le volume II, le journal, la correspondance et les allocutions, tous ces textes qui ont déjà fait l’objet d’une publication en Pléiade en 1984 et 1989 et dont la nouvelle édition est en préparation.
Ainsi, pour les écrits publiés du vivant de Kafka, on retrouve La Métamorphose, les recueils « Observation » (dix-huit courtes nouvelles, principalement des écrits de jeunesse) et « Un médecin de campagne » (douze nouvelles), puis Dans la colonie pénitentiaire, La sentence (très courte nouvelle souvent connue sous le titre Le verdict), Un virtuose de la faim, Première peine, Une petite femme, Josefine la chanteuse ou Le Peuple des souris, ainsi que les récits publiés dans la presse : Les aéroplanes à Brescia, Grand bruit et Le Cavalier du seau, soit moins de 300 pages sur un volume qui en comporte plus de 1300, auxquelles il faut ajouter la longue et intéressante introduction de Jean-Pierre Lefebvre sur LXXXIII pages numérotées hors-texte.
Sur cet ensemble, 300 pages sont consacrées à des notes bien documentées et plutôt pertinentes, malgré une propension aux analyses psychanalytiques un peu trop prégnantes ; si l’on veut creuser encore plus loin dans la biographie de Kafka, on pourra se référer avec bonheur aux écrits de Marthe Robert. Il reste donc environ 700 pages consacrées aux nouvelles et extraits posthumes – dont une partie de textes inédits en français ou très difficiles à trouver car publiés de façon éparse. Parmi les nouvelles posthumes éditées et parfois réassemblées par Max Brod, on trouve les différentes versions de Préparatifs de noce à la campagne, Description d’un combat, L’Instituteur de village, Blumfeld – un célibataire plus très jeune (superbe !), Le Terrier, Recherche d’un chien, Le Vieux Couple et le cycle de nouvelles En construisant la muraille de Chine…
À celles-ci s’ajoutent une centaine de « petites » nouvelles publiées par Max Brod, ainsi que des centaines de textes courts pour la plupart inachevés – aphorismes, brefs poèmes ou simples esquisses de nouvelles jetées sur cahiers ou feuillets..
Si les nouvelles publiées du vivant de Kafka, et notamment celles écrites vers la fin de sa vie, constituent un ensemble reconnu universellement comme l’un des tout meilleurs ouvrages littéraires de tous les temps au même titre que Le Château et Le Procès (cf. le fameux classement des « 100 meilleurs livres de tous les temps » publié en 2002 à partir d’une sélection d’ouvrages de 54 pays différents), ce volume de « Nouvelles et récits » a le mérite de faire découvrir ou redécouvrir – sous une nouvelle traduction – des dizaines de pépites, toujours surprenantes, dérangeantes, d’une inventivité, d’une sensibilité et d’une écriture proprement époustouflantes. À partir de la page 725, on trouve la liasse de 1920, période à partir de laquelle les moindres fragments touchent au sublime, puis les extraits des cahiers – respectivement cahier du Château, du Vieux couple, du Retour, du Terrier, de La Petite femme et de Josefine. C’est donc sur près de 300 pages que l’on peut lire les extraits, projets, idées ou nouvelles inédites les plus étonnantes que Kafka ait jamais écrit. Quand on sait le niveau d’exigence qu’il s’imposait pour l’écriture de ses romans, on pourrait se prendre à rêver d’autres romans qui auraient peut-être pu voir le jour ; on peut aussi penser que le caractère inachevé de l’immense majorité de ces textes exerce sur l’imaginaire du lecteur un pouvoir auquel l’achèvement des récits n’aurait peut-être pas conféré tant de force.
On peut toujours discuter de tel ou tel point de traduction à propos des nouvelles les plus célèbres – l’un des points les plus discutés restant l’incipit de La Métamorphose qui démontre si besoin était la difficulté qu’il y a à traduire Kafka -, mais il faut bien attribuer à Jean-Pierre Lefebvre le mérite de justifier dans les notes de fin d’ouvrage ses partis-pris de traducteur qu’il confronte à ceux de Claude David. Ces simples commentaires autour de la traduction pourraient à eux-seuls justifier l’acquisition du volume. À cela il faut ajouter l’émerveillement de découvrir Kafka au fil de ses écrits « bruts » – sans réagencement, sans reclassification, sans réécriture, sans interprétation autre que celle de la traduction qui, rappelons-le, présente des difficultés très importantes.
[Je reviendrai un jour sur la numérotation des volumes Pléiade chez Gallimard, qui paraît de plus en plus aberrante, les nouveaux volumes faisant littéralement disparaître les anciens au catalogue, un peu comme les fichiers informatiques « écrasent » la version précédente pour peu qu’elle porte le même nom. Cette méthode de numérotation est à même de faire hurler les spécialistes de l’édition : il est incompréhensible qu’un éditeur aussi prestigieux que Gallimard puisse – encore aujourd’hui – commettre des erreurs que n’importe quel bibliothécaire ou archiviste débutant pourrait éviter sans peine…]
Je ne saurai donc que conseiller à tout amateur de Kafka un peu curieux la lecture de ce volume I des œuvres complètes de Kafka en Pléiade dans leur nouvelle édition, encore une fois sans se départir de l’édition précédente qui présente bien des qualités et qui, en réalité, ne fait aucunement doublon avec la nouvelle mouture. Pour les lecteurs francophones exigeants, c’est la première fois que sont publiés ces textes dans leur intégralité et, autant que faire se peut, dans l’ordre chronologique. Une façon touchante d’approcher l’œuvre de Kafka pour ceux qui ne peuvent pas lire dans leur langue d’origine les éditions intégrales « définitives » publiées ces dernières années.
POURQUOI FAUT-IL LIRE LE DISPARU DE KAFKA DANS LA NOUVELLE TRADUCTION DE JEAN-PIERRE LEFEBVRE ?
Le Disparu est le premier des trois romans écrits par Franz Kafka. Sa première publication est intervenue en 1927, après celles du Procès (1925) et du Château (1926), Max Brod ayant sans doute pensé que ce roman présentait un intérêt moindre ; c’est peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles Le Disparu est un peu moins connu que ses deux illustres « grands frères ». Le titre choisi par Max Brod était Amerika – logiquement traduit en français par L’Amérique. Or, dans son Journal, Kafka évoquait son projet de roman sous le terme de Der Verschollene : la nouvelle traduction française reprend ce titre original. Si la traduction la plus répandue était celle d’Alexandre Vialatte (avec les différentes versions correspondant aux éditions successives de Max Brod suite à la découverte de nouveaux fragments et à des remaniements importants dans l’ordre des chapitres), Bernard Lortholary avait déjà repris le titre Amerika ou Le Disparu dans sa traduction de 1988 parue chez Flammarion.
Je ne veux donner ici que mon sentiment de lecteur ou plutôt de relecteur. À mes yeux Le Disparu est un ouvrage aussi puissant et indispensable que Le Procès et Le Château. Cet ensemble constitue une véritable trilogie, comme si Karl Rossman, Josef K. et K. (les trois héros) n’étaient qu’une seule et même personne traversant l’espace et le temps dans l’univers unique de Kafka. On a parlé du Disparu comme d’un roman d’initiation, voire d’un roman picaresque. J’y vois pour ma part un lien fort avec Martin Chuzzlewit de Charles Dickens. Ces deux romans ont en commun la découverte d’une certaine Amérique et les déconvenues successives qui sont en total porte-à-faux avec l’image d’Épinal des migrants pour qui tout est possible dans le Nouveau Monde. Bien au contraire, les deux héros vont retrouver les difficultés qui les avaient poussés à quitter leur pays, encore démultipliées par l’hostilité d’un pays inconnu en proie à l’incompréhension des cultures de la vieille Europe. Chez Kafka, l’univers est encore plus dérangeant que chez Dickens : malgré une apparente normalité dans les propos et les comportements, ce sont bien des logiques humaines collectives (on dirait aujourd’hui sociétales) aussi immuables qu’implacables qui conduisent Karl Rossman à voir ses ambitions initiales se réduire toujours plus, Josef K. à subir les affres de son procès et l’arpenteur K. à errer dans le village.
(Je ne peux pas manquer de rapprocher de la même façon La Maison d’Äpre-Vent et Le Procès alors que Le Château est à mon sens une œuvre totalement unique.)
La traduction de Jean-Pierre Lefebvre est remarquable de fluidité, accessible sans être simpliste, et – selon ce que j’ai pu en lire dans les importantes Notes de fin d’ouvrage qui sont à comparer avec celles de Claude David – très fidèle au texte original, autant que l’on puisse capter totalement les subtilités de la langue employée par Kafka ; pour exemple ce fameux Verschollene, un peu suranné en allemand, que l’on pourrait traduire très exactement par « [Le] Porté disparu ».
La proximité temporelle rend les traductions d’Alexandre Vialatte et notamment celle annotée par Claude David tout à fait historiquement intéressantes, mais de toutes les traductions de Jean-Pierre Lefebvre, c’est celle du Disparu qui m’apparaît la plus vitale, la plus pertinente et la plus puissante, rendant celles de Vialatte un peu moins indispensables – bien qu’évidemment les amateurs souhaiteront les lire toutes.
La question n’est pas de savoir si le roman est inachevé – encore que les fragments disparates qui sont reproduits dans l’édition en Pléiade nous indiquent clairement les pistes qu’aurait pu emprunter Kafka : là aussi, comme dans Le Château, l’inachèvement apporte une dimension supplémentaire à l’œuvre et stimule l’imaginaire du lecteur. Le fait est que ce roman se lit très facilement, qu’on y retrouve sous-jacent l’humour de Kafka et qu’il peut constituer une excellente initiation à cet écrivain incontournable. C’est seulement au cours des lectures ultérieures que l’on pourra avec profit aborder d’autres interprétations du texte à partir des sujets qui préoccupaient Kafka – notamment la question de la migration et de l’intégration en général, ainsi que de la judéité et des Ashkénazes en particulier. À ce sujet, le roman revêt une modernité et des aspects prémonitoires que l’on retrouve aussi dans Le Procès.
En conclusion, je ne saurai que trop recommander Le Disparu de Franz Kafka, à mon avis indissociable de ses deux autres romans sinon de ses nouvelles et récits, dans cette nouvelle traduction que Jean-Pierre Lefebvre a rendue très agréable et simple à appréhender.
LA SEMAINE DERNIÈRE JE TERMINAIS LA RELECTURE DU PROCÈS DE FRANZ KAFKA, DANS LA NOUVELLE TRADUCTION EN PLÉIADE DE JEAN-PIERRE LEFEVBRE.
Il y a eu tant d’écrits et tant d’études sur Le Procès que je ne vois pas très bien ce que je pourrais y ajouter d’intéressant : je peux simplement relater mon ressenti personnel. Il est évident que c’est l’un des plus grands romans jamais écrits : les thèmes abordés y sont d’une universalité et d’une intemporalité absolues. L’écriture semble n’obéir à aucune règle : malgré une simplicité désarmante, le style est totalement unique, je me suis toujours demandé pourquoi et comment – peut-être l’assemblage de mots auquel on s’attend pas, peut-être une écriture qui reflète très exactement la pensée, pensée elle-même toujours troublante, curieuse, instinctive. On est loin des expérimentations qui vont suivre tout au long du XXe siècle ou du maniérisme affecté d’écrivains en mal d’originalité à tout prix.
Je voudrais juste signaler qu’une première approche courante du Procès consiste à voir l’adaptation d’Orson Welles. Or, si ce film est aussi un chef-d’œuvre dans l’histoire du cinéma, il est à mon sens très éloigné de ce qu’est Le Procès parce qu’il se fonde énormément sur le visuel là où chaque mot de Kafka compte ; certes, le film met en scène de fabuleux acteurs, de grandes stars très bien dirigées par le maître, mais une des grandes forces du Procès – le livre – est justement de raconter l’histoire d’anonymes complets vivant à n’importe quelle époque, y compris aux périodes qui ont succédé à celle de Kafka ; il semble qu’au contraire des écrivains de science-fiction qui se sont ouvertement appliqués à tracer les esquisses d’un futur lointain, souhaité ou redouté, Kafka se soit simplement laissé porter par des prémonitions. S’il est bien des époques auxquelles s’appliquent Le Procès, ce sont bien les dictatures du XXe siècle, et c’est bien aussi notre période présente dont nul ne peut dire si les fabuleux outils dont elle dispose ne la conduira pas aux comportements erratiques des protagonistes du roman de Kafka.
Il ne faut pas perdre de vue qu’une des interprétations du Procès est la peinture de l’administration en général et de la justice en particulier. On avait déjà pu lire ce type de critique dans la littérature qui avait précédé, chez Swift ou Saltykov Chtchédrine par exemple, mais formulé de cette façon, à ma connaissance jamais.
Cependant, au-delà de ce tableau un peu pessimiste, il ne faudrait pas passer à travers une caractéristique majeure des écrits de Kafka, l’immense humour dont il fait preuve. Il avait coutume de lire des extraits de ses manuscrits – dont il a détruit une grande partie – à ses proches, à ses amis, issus ou non d’un cercle littéraire. Tous les témoignages concordent sur l’hilarité provoquée par ces descriptions qui nous paraissent encore aujourd’hui extraordinaires de pertinence et de finesse. Malgré les affres de l’écriture, les angoisses personnelles, la maladie et l’hypersensibilité au monde qui affectaient Kafka, celui-ci conserve un humour d’une grande finesse, que l’on retrouvera peut-être encore plus exacerbé dans Le Château.
Le Procès : à lire avec un regard contemporain pour mesurer la modernité de Kafka et à relire avec un peu plus de distance pour apprécier l’originalité de son style et l’universalité des thèmes qu’il a abordés. Là aussi, on peut conserver la traduction d’Alexandre Vialatte avec les annotations de Claude David pour le côté historique de la chose, mais il faut bien avouer que pour mettre Jean-Pierre Lefebvre en défaut sur sa traduction du Procès, il faudrait se lever tôt, ce qui fait que l’acquisition de ce nouveau tome des Romans de Kafka ne saurait être trop conseillée.
Le Château de Franz Kafka : ébauche d’une comparaison entre quatre traductions en français.
(dont les deux versions publiées à La Pléiade : ancienne édition de Claude David et nouvelle édition de Jean-Pierre Lefebvre)
I. Les quatre traductions retenues
Parmi les multiples traductions du Château de Franz Kafka en français, au fil du temps j’en ai lu quatre qui ont retenu mon attention :
1. La première traduction retenue, l’originale, « l’historique », est celle d’Alexandre Vialatte effectuée peu de temps après la mort de Kafka. Le texte français est en phase avec son époque : le vocabulaire correspond à la littérature des années 1920. Vialatte ne disposait que de la version de Max Brod ; il s’applique à traduire au mieux le livre allemand dans sa première édition. Plus tard, on verra que Max Brod a créé de toutes pièces les chapitres et qu’il leur a attribué un titre de son cru d’après ce qu’il pouvait connaître des intentions de Kafka, notamment celles exprimés dans sa correspondance. On se souvient que l’auteur avait expressément écrit que Le Château était surtout destiné à être écrit et non à être lu ! Kafka souhaitait d’ailleurs que l’ensemble des manuscrits non publiés de son vivant soient détruits à sa mort.
À partir de 1976, Gallimard publie enfin en Pléiade quatre volumes de Kafka sous la direction de Claude David. Comme pour les éditions précédentes chez Gallimard, les héritiers de Vialatte ne veulent pas que la traduction soit modifiée ; c’est ainsi que, pour le volume I consacré aux romans, les variantes de traduction de Claude David sont reportées en fin d’ouvrage, ce qui en rend la consultation en cours de lecture très fastidieuse, contrairement aux notes qui peuvent être consultées avec profit par les exégètes. Notons qu’à partir du volume II (Récits et fragments), la lecture est bien plus aisée puisqu’une grande partie des textes proviennent soit des traductions de Marthe Robert soit ont été directement traduits par Claude David. Mais revenons au Château.
2 et 3. En 1984, soixante ans après sa mort, le travail de Kafka devient libre de droits d’auteur et plusieurs traductions sont proposées : presque simultanément Bernard Lortholary chez GF-Flammarion et Georges-Arthur Goldschmidt chez Points y vont de leur version. Ce dernier écrit également une longue et intéressante introduction où il évoque les difficultés rencontrées par le traducteur de Kafka et où il pointe la vanité des ouvrages qui commentent l’œuvre à l’infini (j’y reviendrai). Beau joueur, il y évoque le travail de Bernard Lortholary et fait l’apologie méritée des ouvrages sur l’auteur écrits par Marthe Robert, l’une des pionnières qui a contribué à faire connaître Kafka en France.
4. Finalement, c’est dans en 2018 que Gallimard propose les deux premiers volumes d’une nouvelle version des œuvres complètes de Kafka, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre ; ce dernier assure les trois-quarts des traductions et s’adjoint des collaborateurs… dont Bernard Lortholary.
À l’heure où j’écris cette petite chronique, en juillet 2020, deux volumes ont paru : la numérotation des tomes est inversée par rapport à l’ancienne version dont le premier volume rassemblait les trois Romans et le deuxième les Récits et fragments. Pour le Journal et la Correspondance de Kafka, actuellement c’est encore la première édition qui reste disponible à la vente en neuf ; mais ces deux volumes devraient eux-aussi connaître prochainement une nouvelle édition sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
J’en profite pour signaler deux traductions remarquables du Journal : d’une part « Kafkaweb » le projet en ligne d’une traduction intégrale et d’un vaste appareil critique par Laurent Margantin, disponible sur son site Œuvres ouvertes http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article3287 et d’autre part « Journaux – première traduction intégrale » par Robert Khan (éd. Nous, 2020).
Mon propos n’est pas de comparer ligne à ligne ces quatre versions du Château. Je considère cet ouvrage comme l’un des plus grands chefs d’œuvre de la littérature, strictement au même niveau que Le Procès. J’ai lu et relu avec attention les deux versions disponibles chez Gallimard, puis j’ai lu en parallèle les deux autres traductions précitées. Inutile de dire que j’ai pris un immense plaisir à comparer les versions, concoctant de façon un peu inconsciente « mon meilleur » des quatre ; ces lectures m’ont permis d’approfondir ma connaissance sinon ma compréhension du Château et d’en découvrir d’innombrables et précieux détails qui en font tout le sel.
II. Quand le traducteur insuffle son style
Les styles des auteurs collent à leur époque et à leur culture littéraire. Il est courant de comparer l’incipit. Pour ma part, je préfère extraire la première apparition de Frieda au début du chapitre 3, qui me paraît donner le ton.
Pour Alexandre Vialatte :
La bière leur fut apportée par une servante du nom de Frieda, une petite blonde insignifiante aux yeux tristes et aux joues maigres, mais dont le regard surprenait par une espèce de supériorité.
Le style est simple et clair.
Chez Bernard Lortholary :
La fille qui servait la bière était jeune et s’appelait Frieda. Une petite blonde sans attrait à l’air triste et aux joues maigres, mais dont le regard surprenait par une particulière assurance.
Cette dernière expression (l’inversion de l’attendu « une assurance particulière ») dénote chez Bernard Lortholary une volonté de coller au plus près du texte allemand, quitte à employer des tournures de phrase peu naturelles dans notre langage courant actuel.
Pour Georges-Arthur Goldschmidt :
C’était une jeune fille nommée Frieda qui servait la bière, une jeune fille d’apparence insignifiante, petite, blonde avec des yeux tristes et des joues maigres, mais dont le regard surprenait, un regard de supériorité très particulier.
Georges-Arthur Goldschmidt prend des libertés avec le texte allemand afin que sa traduction semble plus naturelle en français ; mais pour ce faire, il emploie des répétitions qui n’existent pas en allemand (ici : jeune fille et regard).
Chez Jean-Pierre Lefebvre, enfin :
La bière était servie par une jeune fille qui s’appelait Frieda. Une petite blonde falote, les traits tristes et les joues creuses, mais qui surprenait par son regard, un regard témoignant d’une supériorité particulière.
On retrouve la simplicité de style qui était déjà présente chez Alexandre Vialatte. Les phrases sont courtes et directes ; elles collent en cela au style très dynamique et factuel de Kafka.
Sur ce simple exemple, on voit que les deux traductions en Pléiade ont pour objectif de refléter au mieux l’esprit de l’écriture de Kafka, même si l’objectif premier de Vialatte était de faire découvrir Kafka au public français alors même qu’il ne disposait pas des manuscrits originaux mais de la version imprimée de Max Brod.
À contrario, Bernard Lortholary cherche à coller à la lettre au texte original.
Quant à Georges-Arthur Goldschmidt, même s’il s’efforce de rester fidèle à l’allemand de Kafka, il n’en sacrifie pas moins à la volonté de rendre sa traduction plus claire et plus lisible pour le lecteur contemporain.
Il se trouve que, malgré les différences constatées, la compréhension du passage choisi ici ne m’apparaît pas affectée notablement selon les versions.
III. Questions de vocabulaire
Contrairement à ce que l’on peut voir dans d’autres traductions récentes, il faut être reconnaissant aux trois derniers traducteurs : aucun n’a cherché à moderniser complètement le vocabulaire afin de rendre plus accessible l’œuvre de Kafka à un lectorat jeune contemporain.
Tout au long du livre, on retrouvera chez Lortholary la volonté d’être fidèle à l’écriture allemande, avec parfois des formules qui ne nous semblent pas très naturelles en français : par exemple, chez lui l’arpenteur K. devient un géomètre.
A contrario, Goldschmidt va tenter de restituer un style qui nous est familier en français, tandis qu’il
lui arrive de s’éloigner (un tout petit peu) du texte original.
À titre de curiosité, il est un passage au chapitre 1 où K. s’exclame « en riant » :
L’animal ! chez Vialatte (à noter que le passage entier est repris par Claude David mais que celui-ci valide animal),
La fripouille ! pour Bernard Lortholary,
Le vaurien ! pour Georges-Arthur Goldschmidt,
Le salopard ! chez Jean-Pierre Lefebvre.
On peut s’étonner de la variété du vocabulaire retenu. Bizarrement, malgré les nuances impliquées par chacun des quatre termes, cela ne change pratiquement rien au ressenti de la lecture une fois ce passage replacé dans son contexte.
Au troisième chapitre, à la fin de la scène où K. observe Klamm, Frieda bouche :
le trou avec une petite cheville de bois chez Vialatte,
l’orifice (puis : le trou) avec un bout de bois chez Lortholary,
l’œilleton avec un morceau de bois chez Goldschmidt qui fait ici preuve d’originalité,
le trou avec un petit bout de bois chez Lefebvre – on retrouve l’esprit de Vialatte.
Au chapitre 4, lors du premier entretien avec l’aubergiste – que Vialatte nomme l’hôtesse et Lortholary la patronne de l’auberge -, celle-ci s’écrie :
Les crapules ! chez Vialatte (terme validé par David),
Les salauds ! pour Lortholary,
Les canailles ! chez Goldschmidt,
Quelles fripouilles ! pour Lefebvre.
Au chapitre 5, K. rencontre :
Le Président du village (parfois aussi appelé le maire) pour Vialatte,
Le chef de la commune pour Lortholary,
Le maire chez Goldschmidt,
Le Président [de la commune] chez Lefebvre qui a repris la notion originelle de « président » tout en retenant la notion plus administrative de « commune » qu’avait pointée Lortholary. Ceci rend la version de Lefebvre fidèle à l’esprit de texte de Kafka qui fourmille de termes administratifs nombreux et précis (division, subdivision, département, section, bureaux…).
Au même chapitre, K. qualifie ses complications avec l’administration comme :
Une confusion pour Vialatte,
Un imbroglio chez Lortholary,
Un embrouillamini pour Goldschmidt,
Un embrouillement pour Lefebvre.
En guise de dernier exemple, on lira que K. est aux prises avec :
Les services du Comté pour Vialatte
Les services de la Commune pour Lortholary,
Les services seigneuriaux chez Goldschmidt,
Les autorités seigneuriales pour Lefebvre.
IV. Alors, pourquoi tant de différences ?
On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Il peut paraître curieux qu’un même terme allemand donne quatre mots parfois très différents en français – et probablement plus si l’on se penchait sur les autres traductions qui existent (Brigitte Vergne-Cain, Gérard Rudent, Axel Nesme…).
Certaines écoles considèrent que traduire Kafka est une véritable gageure (voir par exemple : Traduire Kafka aux éditions Kimé). Pourtant, la plupart des traducteurs semblent s’accorder sur un point crucial que Georges-Arthur Goldschmidt décrit ainsi : «la langue de Kafka […] est absolument cristalline, d’une précision chirurgicale ; elle est exacte et décrit toujours des faits, des déroulements précis dont elle rend exactement compte ».
Pour aller plus loin et comparer les approches, on peut accéder facilement en ligne :
– à un entretien avec Jean-Pierre Lefebvre et Georges-Arthur Goldschmidt : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/10/23/kafka-lefebvre-goldschmidt/
– et un autre avec Bertrand Lortholary : https://www.humanite.fr/node/135113 .
– il existe également trois enregistrements d’entretiens avec Jean-Pierre Lefebvre, des podcasts disponibles sur le site de France Culture.
Bien que l’œuvre de Kafka ait donné lieu à un nombre impressionnant d’études (582 ouvrages d’exégèse recensés sur le site de la BNF !), à mon sens on peut l’apprécier en le lisant et en le relisant, tout simplement. Les notes pourront toujours servir d’écrin au joyau que représente le texte du Château.
Dans son introduction au Château (éd. Points, 1984), Georges-Arthur Goldschmidt explique que les innombrables variantes auxquelles les traducteurs ont accès sont « à tel point minimes qu’ils ne peuvent pas les exploiter ; deux gros volumes de plus cinq cents pages sont destinés à se substituer au texte lui-même » – un peu comme sont si difficiles à exploiter en cours de lecture les notes de Claude David dans la première édition en Pléiade.
Bernard Lortholary, quant à lui, a écrit dans un intéressant article à propos des variantes du Château, intitulé À quoi sert l’édition critique du Château ? (in Études germaniques, n°2, 1984) :
«L’objet n’est plus l’œuvre et n’est même plus l’écriture mais l’édition critique elle-même, fonctionnant comme une sorte de machine célibataire dans une autosatisfaction narcissique qui bascule vers l’autisme ».
V. Quelle version préférer ?
De façon très subjective, il me semble qu’en général on préfère la première version qu’on a lue aux autres, ne serait-ce que parce que le vécu littéraire de chaque lecteur constitue son référentiel.
Cela dit, la version « historique » de Vialatte ne perd aucune de ses qualités si on commence par elle ; elle était la plus disponible pour ne pas dire l’unique version française disponible (avec ses variantes) jusqu’à la première édition en Pléiade de 1980. Vialatte ne disposait pas des manuscrits, mais simplement de la version dite courante éditée par Max Brod.
Les traductions de Bernard Lortholary et de Georges-Arthur Goldschmidt sont tout aussi honorables et restent bien agréables à lire malgré ça et là d’inévitables petites lourdeurs bien pardonnables. J’ai lu en parallèle ces deux traductions, j’y ai trouvé deux ou trois contresens et de rares mots un peu inattendus, mais rien de grave. Les chapitres ne sont pas toujours articulés de la même façon, notamment vers la fin du roman là où les intentions de Kafka restent hypothétiques ; c’est Max Brod qui avait reconstitué l’ordre des feuillets, défini la découpe des chapitres et leur avaient même donné un titre pour la première partie de l’ouvrage. Les traductions de Lortholary et de Goldschmidt sont disponibles en éditions de poche, donc faciles à lire et à emporter en toutes circonstances. Emporter Kafka sur une île déserte pendant l’épidémie est à considérer…
[Quelques semaines plus tard] En seconde approche, parmi les deux versions disponibles en poche je donne quand-même un avantage à celle de Georges-Arthur Goldschmidt : en effet, dans les cinq ou six derniers chapitres, la traduction de Bernard Lortholary contient des formulations peu claires (le chapitre consacré à la rencontre entre K. et Brüger est assez confus), quelques expressions bien indigestes (« les joues enfantinement rondes, les yeux enfantinement gais… ») et des termes un peu incongrus («c’est aussi, de façon médiate, un résultat des règlements »). Par ailleurs, en comparant avec les trois autres traductions, il semble qu’il y a quelques contresens importants.
Une fois n’est pas coutume, la dernière version en date, celle de Jean-Pierre Lefebvre dans la nouvelle édition en Pléiade (en 2020 : deux volumes parus, deux volumes à paraître) m’apparaît comme un excellent choix. Si Lefebvre bénéficie de l’expérience, des tâtonnements, des erreurs et des réussites de ses prédécesseurs, cela n’enlève rien au travail de traduction qu’il a mené nous dit-on « aux trois-quarts », en cela aidé par des collaborateurs qu’il ne faut pas omettre : Isabelle Kalinowski, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel.
Si l’on veut à tout prix établir un classement de ces quatre traductions, je donne mon petit quarté :
1/ Jean-Pierre Lefevbre, traduction classique, style clair
2/ Alexandre Vialatte, traduction classique délicieusement datée, style assez clair
3/ Georges-Arthur Goldschmidt, traduction très légèrement modernisée, style assez clair
4/ Bernard Lortholary, traduction originale mais parfois alambiquée, style pas toujours très clair
Cette première ébauche de comparaison entre les quatre textes ne débouche au final sur aucun jugement de valeur de ma part : les quatre versions me paraissent dignes d’êtres lues, elles font montre d’un travail important et consciencieux de la part des traducteurs, de leur volonté de restituer au mieux le chef-d’œuvre de Kafka auprès du public français, et, malgré toutes les menues différences observées lors d’une lecture attentive, on a tout de même bien l’impression de lire le même ouvrage.
Georges-Arthur Goldschmidt , dans son introduction au Château, note qu’il ne saurait y avoir de « spécialistes » de Kafka et qu’on ne peut prétendre faire autorité ou vouloir se réserver Kafka.
Je laisse la conclusion – toute provisoire – à Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019, justement l’un des plus grands spécialistes de Kafka et qui écrit à son propos :
«Il est peu d’auteurs qui soient à ce point devenus le bien commun de tous et de chacun. C’est précisément parce qu’il échappe à toute interprétation que chacun a le droit d’en parler sans jamais pouvoir imposer sa « lecture » aux autres. »